Digital learning et neurosciences : démêler le vrai du faux avec Albert Moukheiber

Date de parution

19/11/2025

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Introduction : quand la fascination pour le cerveau brouille les pistes de la formation

 

Dans l’écosystème actuel de la formation professionnelle, un terme semble être devenu le gage ultime de crédibilité : les neurosciences. Il est difficile aujourd’hui d’ouvrir un catalogue de formation ou de lire une proposition commerciale sans tomber sur des promesses d’optimisation neuronale, de boost de la plasticité cérébrale ou de méthodes pédagogiques « cerveau-compatibles ». L’association entre digital learning et neurosciences est devenue un argument marketing puissant, parfois au détriment de la rigueur scientifique.

Pourtant, cette « neuromania » cache souvent des raccourcis dangereux et des concepts mal digérés qui peuvent nuire à l’efficacité réelle des dispositifs d’apprentissage. Pour y voir plus clair, Gérard Peccoux a reçu dans le podcast Never Stop Learning Albert Moukheiber, docteur en neurosciences cognitives et psychologue clinicien, auteur de l’ouvrage Neuromania : Le vrai du faux sur votre cerveau. Cet article vous propose une plongée au cœur de cet entretien pour comprendre les limites des modèles actuels et redéfinir une approche saine du digital learning et neurosciences.

Happy Black Male Student Wearing Headphones Elearn 2024 12 05 21 10 13 UtcQu’est-ce que la « neuromania » et pourquoi envahit-elle le digital learning et neurosciences ?

 

Avant de chercher à appliquer des principes scientifiques à la formation, il faut comprendre le phénomène sociétal qui les entoure. Albert Moukheiber définit la neuromania comme l’utilisation d’informations neuroscientifiques, souvent superficielles ou erronées, comme des artifices pour augmenter la puissance persuasive d’un message.

 

Pourquoi sommes-nous si friands d’explications neuroscientifiques ?

L’attrait pour le préfixe « neuro » n’est pas anodin. Il confère une aura de sérieux et d’irréfutabilité à des concepts parfois très basiques. Dans le secteur du digital learning, cela se traduit souvent par le rhabillage de concepts pédagogiques anciens sous une terminologie médicale ou biologique pour les rendre plus « vendeurs ».

Comme l’explique Albert Moukheiber :

« La neuromania, je dirais, c’est quand on met des informations neuroscientifiques qui sont des artifices pour augmenter la puissance persuasive d’une information. En gros, c’est quand on met des neurosciences alors que ça a rien à faire ici ou bien c’est complètement faux. »

Cette tendance est alimentée par deux motivations principales : financière et idéologique. Financièrement, promettre à une entreprise qu’elle peut « débloquer le potentiel inexploité » de ses collaborateurs grâce aux neurosciences permet de vendre des prestations plus chères. Idéologiquement, cela permet parfois de réduire des problèmes complexes (sociaux, organisationnels) à de simples mécanismes biologiques individuels.

 

Comment le marketing détourne-t-il la science dans la formation ?

L’un des exemples les plus frappants cité dans le podcast est celui de la neuroplasticité. Ce terme, qui désigne la capacité du cerveau à modifier ses connexions, est devenu un buzzword incontournable. Pourtant, dans le cadre d’une stratégie de digital learning et neurosciences, parler de neuroplasticité n’apporte souvent rien de plus que de parler d’apprentissage. C’est un « rebranding » scientifique d’un processus naturel.

Albert Moukheiber illustre ce point avec une analogie percutante sur le marketing :

« C’est juste une propriété qu’on connaît depuis une éternité et ça a un mot dans le langage courant, ça s’appelle l’apprentissage. […] Si moi je veux vendre une formation, je dis venez booster votre neuroplasticité, c’est plus sexy, c’est plus vendeur que si moi je dis venez à mon atelier d’apprentissage. »

Pour les responsables formation, la vigilance est donc de mise : une solution de digital learning et neurosciences doit être jugée sur ses résultats pédagogiques et non sur la complexité de son vocabulaire scientifique.

Neuromania Cerveau Deux HemispheresQuels sont les neuromythes qui polluent encore les stratégies de digital learning et neurosciences ?

 

Malgré les avancées de la recherche, certains mythes ont la vie dure et continuent d’influencer la conception des modules de formation. L’entretien met en lumière plusieurs de ces fausses croyances qui, si elles sont appliquées au digital learning et neurosciences, peuvent mener à des impasses pédagogiques.

 

La théorie du cerveau gauche et du cerveau droit est-elle pertinente ?

C’est sans doute l’un des mythes les plus répandus : l’idée que nous aurions un cerveau gauche analytique et un cerveau droit créatif, et que chaque apprenant serait dominé par l’un ou l’autre. Albert Moukheiber rappelle que cette vision est une simplification abusive qui devient un mensonge.

Bien qu’il existe une certaine localisation des fonctions cérébrales (des circuits neuronaux spécifiques pour certaines tâches), il n’existe pas de « zones » dédiées à la poésie ou aux mathématiques de manière exclusive. Le danger, dans le contexte du digital learning et neurosciences, est l’aspect performatif de ce mythe. Si un apprenant se croit « cerveau droit », il risque de se désengager face à un module technique ou analytique, se persuadant qu’il n’est pas « câblé » pour cela. Cela crée des barrières artificielles à l’apprentissage au lieu de favoriser le développement des compétences.

 

Faut-il encore parler du cerveau reptilien en formation ?

La théorie du cerveau triunique (reptilien, limbique, néocortex) est obsolète scientifiquement, fruit d’une erreur de MacLean corrigée depuis longtemps par la communauté scientifique. Pourtant, elle persiste dans de nombreuses formations en management ou en gestion du stress, expliquant les réactions émotionnelles par notre « côté animal ».

Dans une approche moderne du digital learning et neurosciences, il est essentiel d’abandonner ces modèles simplistes. Nos émotions et notre raison ne sont pas en combat constant entre deux parties du cerveau ; elles fonctionnent de concert. Continuer à propager ces mythes décrédibilise les parcours de formation auprès d’un public de plus en plus informé.

 

Tableau récapitulatif : mythes vs réalité scientifique

Pour vous aider à trier le bon grain de l’ivraie dans vos contenus de formation, voici un résumé des points abordés lors de l’échange :

Concept marketing (Neuromania) Réalité scientifique expliquée par A. Moukheiber Impact pour le digital learning
Booster sa neuroplasticité

C’est simplement le processus biologique de l’apprentissage.

Ne payez pas plus cher pour un terme savant. Concentrez-vous sur la qualité pédagogique.
Cerveau gauche / droit

Une sur-simplification fausse. Les fonctions sont distribuées et interconnectées.

Ne segmentez pas vos apprenants. Proposez des approches multimodales à tous.
Nous utilisons 10% de notre cerveau

Un mythe sans fondement, probablement issu d’une mauvaise citation journalistique.

Évitez les promesses de « débloquer » des parties inactives du cerveau.
Apprentissage par « zones »

L’approche réductionniste montre ses limites pour les fonctions complexes comme la cognition.

L’apprentissage est holistique, pas juste une activation de zone.

Neuromania Femme Avec Casque Activite CerveauPourquoi l’approche réductionniste limite-t-elle l’efficacité du digital learning et neurosciences ?

 

L’un des points centraux de la critique d’Albert Moukheiber concerne le réductionnisme. Si cette approche a été féconde pour comprendre le fonctionnement biologique de base (les neurones, les synapses), elle s’essouffle lorsqu’il s’agit d’expliquer des comportements humains complexes comme l’apprentissage, la mémoire ou la motivation.

 

Peut-on résumer l’apprenant à son cerveau ?

Vouloir tout expliquer par l’activité cérébrale revient à ignorer une grande partie de ce qui fait l’expérience humaine. En digital learning et neurosciences, cette dérive se manifeste par la volonté de créer des contenus « universels » basés sur le fonctionnement supposé standard du cerveau, en oubliant le contexte social, culturel et émotionnel de l’apprenant.

Albert Moukheiber souligne que nous n’avons pas trouvé de nouveaux traitements en psychiatrie depuis des décennies justement à cause de cette vision trop focalisée sur le biologique pur. De la même manière, en formation, chercher la « pilule magique » neuroscientifique pour l’engagement est une quête vaine. Les études actuelles en imagerie cérébrale (IRMf) sont encore très récentes (début des années 90) et comportent de nombreux biais, notamment le fait qu’elles sont réalisées majoritairement sur des populations occidentales, éduquées et industrialisées (biais WEIRD).

 

L’illusion des solutions technologiques miracles

Cette approche réductionniste ouvre la porte à des promesses technologiques démesurées, comme celles portées par des entreprises telles que Neuralink. Si les interfaces cerveau-machine ont un avenir pour aider les personnes paralysées (ce que la recherche publique fait déjà), l’idée d’augmenter la mémoire ou l’intelligence par une puce relève pour l’instant de la pure science-fiction et du marketing.

Pour vos projets de formation, cela signifie qu’il vaut mieux investir dans une ingénierie pédagogique solide et des solutions de digital learning éprouvées plutôt que de parier sur des gadgets futuristes censés « hacker » le cerveau des apprenants.

man staring windowsComment la cognition incarnée révolutionne-t-elle notre vision du digital learning et neurosciences ?

C’est ici que l’entretien ouvre des perspectives passionnantes. Contre le réductionnisme, Albert Moukheiber propose le modèle de la cognition incarnée. Cette théorie postule que l’on ne peut pas comprendre le cerveau indépendamment du corps dans lequel il se trouve et de l’environnement dans lequel il évolue.

 

Pourquoi le contexte et le corps sont-ils indissociables de l’apprentissage ?

Le cerveau a évolué pour l’action, pour permettre à un organisme de survivre dans son environnement, et non pour traiter de l’information abstraite comme un ordinateur. En digital learning et neurosciences, cela signifie que l’apprenant ne doit pas être considéré comme un cerveau dans un bocal face à un écran. Son état physique (fatigue, stress, posture), son environnement de travail et ses interactions sociales jouent un rôle crucial dans sa capacité à apprendre.

Albert explique que la perception elle-même est une construction active, une « hallucination contrôlée ». Nous ne recevons pas passivement les informations du module de formation ; nous les interprétons en permanence à travers le prisme de nos attentes et de nos expériences passées (processus top-down).

 

Vers une pédagogie plus « écologique »

Adopter la cognition incarnée dans le digital learning et neurosciences, c’est accepter que la connaissance ne se transmet pas simplement, elle se construit dans l’action et l’interaction. C’est pourquoi nous recommandons souvent d’intégrer des mises en situation réalistes et de favoriser l’apprentissage par l’expérience.

Pour aller plus loin sur l’importance de l’environnement et du bien-être dans l’efficacité professionnelle, vous pouvez consulter nos articles sur la Qualité de Vie et des Conditions de Travail (QVCT), qui rejoignent cette vision holistique de l’individu au travail.

femme devant ordinateur bureau blancComment intégrer intelligemment digital learning et neurosciences dans vos parcours ?

 

Faut-il pour autant jeter les neurosciences à la poubelle ? Absolument pas. Mais il faut changer notre rapport à cette discipline : passer d’une fascination aveugle à une curiosité critique.

 

L’importance de la pluridisciplinarité

La compréhension de l’humain et de l’apprentissage ne peut pas être la chasse gardée des neurobiologistes. Une stratégie efficace de digital learning et neurosciences doit s’ouvrir aux autres sciences humaines.

C’est le message de fin d’Albert Moukheiber, qui résonne comme un appel à l’intelligence collective :

« On a besoin vraiment de n’importe quel profil peut être utile aujourd’hui en science cognitive… les philosophes, les anthropologues, les sociologues, les neuroscientifiques, les psychologues, les ingénieurs en intelligence artificielle, les statisticiens, les artistes, tout le monde. »

Conclusion : revenir aux fondamentaux de la pédagogie

 

En résumé, les neurosciences sont un outil formidable de recherche, mais elles ne doivent pas devenir un argument d’autorité pour vendre de la formation. Pour réussir vos projets de digital learning, fiez-vous davantage à l’ingénierie pédagogique, à l’analyse des besoins terrain et à la création de contenus sur-mesure adaptés à la réalité de vos collaborateurs, plutôt qu’aux promesses de « neuro-optimisation ».

L’avenir du digital learning et neurosciences réside dans cette humilité scientifique : accepter la complexité de l’apprenant, prendre en compte son environnement, et ne jamais cesser d’apprendre, avec esprit critique. Si vous souhaitez être accompagné pour concevoir des dispositifs de formation pertinents et grounded in reality, n’hésitez pas à faire appel à nos experts en conseil et stratégie.

Si vous voulez (ré)écouter l’épisode du podcast Never Stop Learning avec Albert Moukheiber, il est disponible ici :